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Avant l’été, une personne a posté sur linkedin une demande tout à fait intéressante : que proposer à un groupe de dirigeants pour créer en eux un choc suffisant pour qu’ils s’intéressent à la question climatique et écologique et s’engagent ?

Me prêtant au jeu des nombreuses réponses, j’ai proposé que, dès lors qu’un choc émotionnel est, entre autre, lié à un sentiment de perte, il fallait réfléchir à mettre ces personnes face à une perte en cours ou à venir qui pourrait les concerner suffisamment pour les mettre en mouvement.

Nombreux sont ceux qui changent et agissent suite à un choc dit négatif (suite à une perte ou à la peur de perdre quelque chose de précieux par exemple). Ainsi, mon engagement dans l’humanitaire et les droits humains dès l’adolescence date clairement de ce jour où, âgée de 11 ou 12 ans, mon professeur d’histoire m’a révélé l’existence du génocide juif. Jeune adulte, j’ai travaillé sur le génocide Rwandais et les crimes de guerre en Yougoslavie. Mais j’ai pu voir assez vite que le sentiment d’injustice qui portait alors mon action, n’était pas satisfaisant, pas suffisant pour pallier au sentiment d’usure que toute personne engagée dans des enjeux immenses rencontre un jour où l’autre.

De même, si mon engagement dans l’écologie est très liée à la tristesse et au sentiment d’urgence ressentis du fait des informations sur la perte en biodiversité et les risques climatiques que ma mère biologiste me donnait enfant, ma conviction et ma persévérance sur ces questions depuis 20 ans sont clairement liées à autre chose. Car on ne peut agir longtemps sur la base d’un choc émotionnel, on ne peut agir longtemps ni même efficacement sur la base d’une émotion douloureuse.

Ce qui me permet de persévérer, de trouver toute la force, la créativité nécessaires, c’est l’émerveillement. Ce lien intime et profond que je ressens pour la nature. Au sentiment de sa préciosité, de son irremplaçabilité. Et cela m’est venu d’une part par le contact directe avec la nature, puis par le développement de ma capacité à l’émerveillement. Ou plutôt les retrouvailles avec cette capacité innée.

L’émerveillement me semble être une autre sorte de choc beaucoup plus intéressant que celui recherché plus haut. Un choc positif, déclenchant une émotion transcendante, pérenne, dès lors beaucoup plus intéressante que le fait de déclencher la peur qui elle sera non seulement temporaire mais aussi traumatisante, et souvent mauvaise conseillère.

L’émerveillement semble appartenir aux enfants. Il m’est revenu pour ma part à l’âge adulte par le contact de plus en plus direct avec le moment présent. L’enfant s’émerveille naturellement, parce que son esprit n’a pas encore la capacité de décortiquer la réalité présente sous ses yeux : il ne la commente pas, il ne la juge pas, ne la compare pas. Il regarde les choses de façon totalement directe, sans le filtre déformant du mental, sans une histoire psychologique interposée sur le moment présent. Cette capacité est entièrement présente chez l’adulte, elle est juste voilée par trop de commentaires sur la réalité : « j’aime », « je n’aime pas », « je veux », « je dois », « il faut », qui obscurcissent la beauté du monde, la voile de morale et d’injonctions et limite notre perception pour l’enfermer dans une idée étroite du monde.

Ainsi, « le monde ne mourra jamais par manque de merveilles mais uniquement par manque d’émerveillement » (Gilbert Keith Chesterton – écrivain anglais).

Je m’intéresse beaucoup aux conditions positives de la motivation, c’est à dire celles qui permettent à la motivation quelle que soit sa nature, de se déployer et de soutenir l’engagement tout au long du processus de changement, ceci malgré les aléas. Or, les études en sciences humaines et sociales (et je pense tout particulièrement aux travaux des psychologues Deci et Ryan qui ont exploré le sujet pendant plusieurs décennies) nous montrent l’importance cruciale d’émotions telle que la joie et le plaisir dans la puissance de la motivation.

Par contre, une émotion dite négative, comme la colère, la peur, le sentiment d’injustice, la culpabilité, si elle peut être un déclencheur du changement, reste ce qu’on appelle une « motivation socialement introjectée » qui équivaut à une contrainte issue de l’extérieur que l’on s’impose à soi-même. Retirez la peur, la colère, et l’action cessera si rien ne vient remplacer ce moteur qui bien souvent se transforme en tyran épuisant.

Après 20 ans sur le terrain, je ne vois pas vraiment les effets positifs de la peur, d’une part parce que notre cerveau est trop outillé pour inhiber ce type d’émotions difficiles à gérer et pour s’habituer même au pire (par simple soucis de survie). C’est pourquoi si la peur peut être une entrée en la matière, elle n’est en rien une motivation, un moteur durable. Et d’autre part, parce que la peur n’est pas bonne conseillère, car elle est un outil biologique d’alerte, d’urgence et n’invite pas au temps long de la réflexion. Donc pourquoi pas la peur, si on se sent de manipuler ça, mais pas seul : avec un accompagnement qui permette de la digérer, de l’intégrer et de la transformer en matière concrète et désirable. Et avec la construction d’une vraie vraie motivation forte, un vrai sens à l’action, pour prendre le relai sur la peur.

Alors s’il est vrai qu’un choc négatif peut déclencher le mouvement vers le changement, le fait de permettre à chacun mais aussi à des dirigeants et des décideurs de connaitre un choc positif, d’être saisis par la beauté, la fragilité, la grâce du vivant me semble totalement pertinent et même d’une extrême importance. Cela peut passer par une expérience de nature forte, par le fait de retrouver notre capacité d’émerveillement, mais aussi par le fait de rencontrer les croyances et les représentations culturelles et individuelles qui voilent notre attachement profond et viscérale avec notre propre environnement vital et avec sa beauté.

Redéployer notre capacité à regarder vraiment le monde, non plus tel que nous croyons qu’il est, ni tel que nous voulons qu’il soit, mais tel qu’il est, devient alors un enjeu de transition en soi. Es-ce que cela peut tout changer ? Une seule solution ne suffit jamais. Le changement est trop complexe pour se suffire d’une unique solution. Mais la notion d’émerveillement crée une rupture dans un monde qui s’émerveille peu de ce qu’il a et en meurt. Il s’agirait donc d’une rupture culturelle, et une rupture culturelle, voilà qui est puissant. 

Séverine Millet

www.nature-humaine.fr