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COMMENT ACCOMPAGNER LES PERSONNES DANS LE DÉNI ?

 Rien ne sert de contre-argumenter !

 Face à des prises de position parfois agressives mais toujours déstabilisantes, ou tout simplement face à la passivité collective, comment réagir ? La tendance est bien sûr d’essayer de convaincre son interlocuteur, à grand renfort d’études et de données scientifiques ou d’arguments contradictoires. Or, sur les réseaux sociaux les échanges entre acteurs de terrain et personnes dans le déni équivalent à des dialogues de sourds et à des murs d’incompréhension. Nous sommes nombreux à en avoir fait les frais. Certains scientifiques du climat ont dû quitter Twitter, l’agressivité étant devenue insupportable.

Or, comme on l’a vu en partie I, d’un point de vue clinique, il ne s’agit pas au fond d’opinions qui s’expriment (puisque ces attitudes visent à contrer ou minimiser des faits scientifiques et non d’autres opinions). Il s’agit au contraire d’une réaction cognitive protectrice face à un risque d’une déflagration émotionnelle qui ne semble pas surmontable. Aussi, aucune thèse scientifique ne peut faire changer une personne dans le déni, puisque le propre de ce mécanisme cognitif est justement de nier l’information même scientifique afin de ne pas avoir à y faire face.

Bien plus, la contre-argumentation est même potentiellement contre-productive car, en réactivant les tensions et angoisses générées par le sujet, elle peut venir renforcer et valider l’intérêt du mécanisme du déni qui vient protéger l’intégrité psychologique de la personne.

Aussi, les interventions efficaces auront pour finalité de permettre la reconnaissance et l’expression de l’émotion sous-jacente, de rassurer et redonner à la personne confiance en ses capacités à faire face.

Soigner la relation et sa posture d’accompagnant

Pour ouvrir le dialogue, il est essentiel d’apporter un grand soin à la qualité de la relation et d’accueillir la personne là où elle en est, sans chercher à la changer, ni à contrôler sa pensée. Dès lors d’adopter une posture d’accompagnant et non plus d’expert ou de sachant.

Car selon la théorie paradoxale du changement, c’est seulement à cette condition que le changement peut advenir : c’est « en renonçant au rôle d’agent de changement, [que] nous rendons possible le changement de façon significative et ordonnancée[1] ».

La posture de l’accompagnant est donc un point-clé : loin des réflexes de convaincre, critiquer ou  conseiller, il s’agit de s’installer dans une posture d’écoute active, en s’intéressant à la personne dans ses différentes dimensions et notamment à son émotion. Pour le psychosociologue Jean Le Goff, « Parvenir à ressentir consciemment nos angoisses et à les mettre en partage sous une forme contenu est un enjeu existentiel et politique[2] ». Cette forme contenue suppose, dans un accompagnement individuel ou d’équipe, écoute véritable, disponibilité, présence, ouverture, attention – et donc un important travail sur soi, pour être en capacité d’entendre, d’être pleinement là avec l’autre et de tisser une relation de confiance, qui soit une opportunité de cheminer et progresser ensemble. Au niveau sociétal, la forme contenue pourrait prendre la forme déjà de reconnaitre que le changement nous angoisse tous, puis d’agir. Mais soyons honnête : ce qui contiendra le plus l’angoisse et jugulera le déni, est une action collective coordonnée et à la hauteur des enjeux.

Alors les personnes dans le déni ne vous laisseront sans doute pas la possibilité de leur offrir cette écoute (et les réseaux sociaux sont défavorables aux échanges apaisés[3]), sauf éventuellement un proche ou quelqu’un qui vous a donné mandat de l’accompagner ou d’accompagner ses pairs. Quoi qu’il en soit, la capacité d’écouter et d’accompagner les émotions liées à la question écologique va devenir une qualité recherchée.

Prendre soin des émotions sous-jacentes

Le déni étant une façon de se couper de certaines émotions potentiellement dévastatrices (tristesse, peur, colère, sentiment d’impuissance, angoisse…), l’accueil de ces émotions est indispensable, et constitue un levier de transformation puissant. Encore trop souvent, l’expression des émotions n’est pas proposée, car elle fait peur : on a le sentiment qu’on ne saura pas gérer. Or il ne s’agit pas de gérer, mais de rendre possible l’expression orale et la résolution collective. C’est à cette seule condition que les “mauvaises nouvelles” du monde peuvent être véritablement assimilées, et non plus mises de côté, pour libérer les énergies d’action.

A cet effet, des espaces d’expression des émotions gagneraient à être proposés, quel que soit le contexte, sur le modèle des groupes d’analyse de la pratique des secteurs médico-sociaux, des « Cafés Climat[4] » développés par la Climate Psychology Alliance ou encore des « Conversations Carbone[5] », promus en France sous l’impulsion de la Revue durable, des Artisans de la transition et actuellement portés par l’Institut NégaWatt[6].

A noter : il peut être difficile d’amener certaines personnes à exprimer voire à contacter leurs ressentis émotionnels, tant cela est peu ancré dans notre culture. Voici donc quelques pistes pour libérer la parole :

  • proposer des images ou photos comme supports d’expression (photolangage) ;
  • inspirer grâce à une « roue des émotions » telle que celle de l’école de psychologie de Genève (Geneva emotions wheel de Sherer par ex ICI)
  • prêter attention aux indices qui peuvent renseigner sur le vécu intérieur de la personne (gestuelle, postures physiques, ressentis corporels, comportements…), éventuellement le formuler pour vérifier ;
  • questionner avec tact pour explorer ce qui est en jeu : « si cela arrivait, quel serait le risque ?» (pour explorer les peurs)
  • Il est conseillé aux acteurs accompagnants les changements de comportement de se former à l’intelligence émotionnelle.

Bon à savoir – ce qui marche le mieux avec l’anxiété

Si la relaxation, la respiration et la cohérence cardiaque ont fait leur preuve pour réguler l’anxiété (ici on traite le symptôme, pas les causes), c’est la réévaluation cognitive qui fait à ce jour le plus ses preuves dans les recherches : il s’agit de réinterpréter différemment la situation en remettant le processus d’évaluation en marche (on traite les causes : le processus qui a amené l’émotion). En savoir plus : explication en vidéo du chercheur Adrien Tedesco, Dr en sciences cognitives.

Explorer les représentations

Les représentations recouvrent l’ensemble des croyances, des connaissances et des opinions qui sont produites et partagées par les individus d’un même groupe, à l’égard d’un objet social donné (ici le changement climatique). C’est une des notions les plus fondamentales de la psychologie sociale : nos représentations donnent du sens à notre environnement et nous permettent de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons et de nous y comporter d’une façon adaptée. Le changement climatique nous demande de transformer de nombreuses représentations sociales : des représentations profondes et anciennes comme celle de notre place au sein de la nature, ou encore celle de la finitude des matières premières et de notre monde. Ou d’autres représentations plus actuelles qui servent de fondement à une consommation de biens débridée et délirante, ou chaque objet remplace le précédent en lui retirant toute valeur.

Mais de façon plus simple, nous pouvons déjà travailler sur les représentations que nous avons du changement climatique et des conséquences directes sur nos conditions et nos modes de vie. Face à des attitudes de rejet ou de déni, il est indispensable de proposer des ateliers – si possible en collectif  – qui permettent de croiser les regards et d’explorer les représentations du problème. Cette technique simple a le mérite d’objectiver la situation et permet de faire la part des choses entre fantasmes et réalités. Elle permet aussi d’inclure les représentations des personnes dans le déni, qui expriment souvent des sentiments finalement très partagés par tous, et donc d’y trouver des solutions collectivement.

Tenir compte des étapes du changement dans la communication

Lorsque l’on se base sur un modèle de changement par étapes, tel que le modèle transthéorique des Dr. en psychologie Prochaska et Di Clemente[7], ou bien le modèle des étapes du deuil du Dr. Kübler Ross, on comprend que la phase de déni est quasi incontournable dans tout changement. Chaque étape exige un mode d’action et d’information adapté à la capacité de la personne à la recevoir. Pour l’étape de déni, qui est une étape où la personne est considérée comme incapable d’agir volontairement, le contexte va être important : la personne va changer essentiellement parce que les autres individus, la société et son contexte matériel (plus de voitures électriques, de vélos, des lois, etc) vont changer. Les campagnes de communication institutionnelles vont aussi jouer ce rôle de favoriser de nouvelles normes et représentations sociales pro-écologiques.

Une communication trop centrée sur l’action concrète n’aura que peu d’effet sur des personnes dans le déni et n’impactera que des personnes déjà sensibilisées. Une communication trop générale sur les enjeux globaux sera trop angoissante et pourra mettre dans l’impuissance. Ces communications, pour être efficaces et ne pas renforcer le déni, doivent donc permettre de bien comprendre certes les enjeux globaux mais surtout territoriaux, régionaux et individuels : ainsi chacun pourra comprendre sa part de responsabilité et en quoi il est concerné directement par les enjeux, et pourra évaluer sa pleine capacité d’action et d’impact sur son propre territoire. Ces communications doivent être inclusives, c’est-à-dire tenir compte des personnes et de leur émotion face à la réalité angoissante du changement climatique : en bref, ne pas nier que c’est un changement difficile, qui peut faire peur. Il y a un enjeu majeur (et une révolution culturelle) à savoir exprimer et tenir compte de l’angoisse collective sur le sujet.

Autre élément à prendre en compte dans la communication : agir sur ces enjeux pour des raisons liées à l’attachement à l’écologie ne concerne que 20% des individus en moyenne (et selon les sujets). Le reste des individus sera sensible pour agir à identifier d’autres valeurs à défendre : le confort, le lien social, la sécurité (affective, financière, physique), l’éducation, la santé, etc.

Mettre en réseau les acteurs

Les personnes sont plus sensibles au discours de personnes qui leur sont proches culturellement (même métier, même secteur d’activité, même type d’entreprise ou d’exploitation, même groupe social…). On appelle cela la parité entre individus. Pour montrer qu’une solution perçue comme inacceptable est en fait possible, rien de tel que de faciliter la rencontre avec des pairs qui ont déjà adopté cette solution dans des contextes équivalents. Ou de les faire résoudre une problématique ensemble.

C’est le choix qui a été fait dans le déploiement de Citergie, dispositif de management environnemental permettant de concrétiser les plans climat des collectivités publiques (renommé récemment TEE CAE). La mise en réseau des collectivités favorise l’entrée dans le dispositif et le parrainage de communes aux motivations très variées, qui sans cela n’auraient pas rejoint le dispositif du fait de fortes réticences au changement ou de peurs très concrètes (peur de manque d’argent ou de moyens techniques). C’est aussi le choix qui a été fait par la Convention des entreprises pour le climat, au sein de laquelle j’ai pu observer l’importance du soutien entre dirigeants pairs pour maintenir leur engagement. J’ai aussi vu l’efficacité de la parité entre entreprise dans la mise en place de l’Ecologie Industrielle et Territoriale.

Accompagner (vivre) le deuil

Le déni a un rôle précis : maintenir le statu quo. Éviter le changement autant que possible. Faire que, même en imaginaire, mon monde rassurant tel que je le connais ne bouge pas. Pour sortir du déni, cela nous demande de renoncer à la situation d’avant. Par exemple, si j’arrête de prendre l’avion, je vais devoir renoncer à toutes les découvertes que je pourrai faire en allant dans des pays lointains. Mais avant cela les étapes du deuil doivent être respectées, vécues consciemment : reconnaitre qu’il y aura perte : la nommer. Accepter d’être triste, en colère : apprendre à les réguler et reconnaitre que d’autres stratégies sont possibles pour les réguler que s’enfoncer dans le déni et l’inaction.

En tant qu’accompagnant, nous devons accepter ce temps du deuil qui est aussi le temps long du changement. Est-ce une perte de temps face à l’urgence climatique ? Alors reposons la problématique autrement : agir en outrepassant cette réalité humaine nous fait perdre du temps depuis 40 ans. Donc nous pouvons continuer à ne pas en tenir compte, et continuer le « sur-place », ou intégrer ces éléments humains et gagner en efficacité.

 Face aux formes passives de déni : développer le sentiment de capacité

Le déni émerge lorsque l’individu se sent impuissant, comme face à un océan trop vaste, avec des enjeux qui débordent ses capacités d’action. Dans ce cas, il s’agira essentiellement de développer deux choses : bien déterminer la zone de capacité de la personne, et développer son sentiment de capacité personnelle[8]. Dans le premier cas, l’action déterminée doit entrer dans les moyens, le pouvoir et les compétences. Le sentiment d’impuissance est un warning qui indique que nous outrepassons notre pouvoir et sortons de notre zone de capacité pour aller dans une zone de toute puissance.

Dans le second cas, on va aider la personne à retrouver confiance qu’il est capable d’agir et d’atteindre son but. On s’assurera qu’elle :

  • A reçu un niveau suffisant d’informations :
    • sur les enjeux de son entreprise et de son métier, service et poste ;
    • sur quoi faire et comment le faire ;
  • Évalue correctement sa part de responsabilité ;
  • Sache que l’action ou le changement proposé est réalisable et accessible (grâce aux échanges entre pairs, par exemple) ;
  • Se sente adéquatement soutenue (par son entourage, son manager, l’équipe dirigeante, ses collègues…)
  • A bien identifié les moyens et compétences (internes et externes) qui vont lui permettre de réaliser le changement ou l’action.
  • Peut recevoir des retours positifs sur ce qu’il a fait.

Bon à savoir – L’hypocrisie induite

Pour valider l’existence de la dissonance cognitive, donc le déni est une stratégie de réguliation (voir partie I de l’article) des chercheurs universitaires (Aronson, Rubens, Fointiat) ont mis en place un dispositif d’expérimentation qui peut faire l’objet d’une action d’accompagnement très concrète. Le principe est de demander aux participants à un atelier sur la sensibilisation à l’environnement de rédiger collectivement et en sous-groupes un texte pro-environnement (pro-tri des déchets, pro-action dans l’entreprise, etc. selon la thématique de l’atelier et l’identité des participant-es). Dans un second temps, en individuel cette fois, les personnes répondent à un questionnaire portant sur leur difficulté à agir par le passé : « quand et où avez-vous échoué la dernière fois à faire le tri de vos déchets ? » « quand avez-vous eu pour la dernière fois une pensée contre les gestes écologiques ? ». Le principe est de poser des questions indiquant des transgressions vis-à-vis des gestes que les personnes ont identifiés comme indispensables lors du premier travail collectif, ce qui fait apparaître leur position comme “hypocrite”. La dissonance qui en résulte amène généralement les individus à adopter un nouveau comportement allant dans le sens de la position défendue. Les résultats sont étonnants : lors d’une expérience réalisée par l’équipe du Dr. Fointiat, les personnes sont deux fois plus à s’engager sur les comportements proposés et acceptent d’y consacrer trois fois plus de temps en moyenne que les personnes ayant suivi un atelier classique de sensibilisation[9].

Au-delà de la méthode, qui peut rebuter certains par son format, on gardera ici la possibilité d’exprimer ses difficultés à l’action, ses propres ambivalences, ce qui est vraisemblablement libérateur.

Déni latent des acteurs de terrain : accepter son impuissance

Cette forme de déni partiel et latent (voir plus haut) est indispensable car il permet aux acteurs de terrain de continuer à agir à leur niveau malgré la difficulté de la tâche et son ampleur, tout en maintenant un confort psychologique et émotionnel indispensable à la vie quotidienne.

Néanmoins, un sentiment d’impuissance peut être sous-jacent à ce déni, qui aura alors pour rôle de garder à distance l’émotion. Accepter notre impuissance à ne pas pouvoir tout régler devient alors une clé majeure.

Voir à ce propos la lettre Nature Humaine n°11, datant de 2013 mais toujours d’actualité : https://nature-humaine.fr/wp-content/uploads/2020/03/LaLettreNH_n11_web.pdf

Pour aller plus loin : se ré-ancrer dans le corps

Plus fondamentalement, la cause profonde du déni est sans doute à chercher du côté de notre déconnexion profonde du corps. Dans notre culture occidentale, nous n’écoutons pas, ou très peu, nos ressentis internes, nos sensations corporelles, nos émotions, nos intuitions… Nous vivons comme “coupés”, dissociés, ou anesthésiés. Cette déconnexion constitue un terreau fertile pour les mécanismes de déni, qui a pour vocation justement d’éviter de faire face aux ressentis et émotions désagréables. Développer la conscience corporelle, à travers des techniques d’ancrage ou de méditation par exemple, permet au contraire de rendre tangibles les émotions que nous serions tentés de mettre à distance et de reprendre profondément contact avec le réel. Ce contact profond instaure un sentiment de sécurité, car notre corps est fait de matière concrète, ce qui agit comme un socle, une ancre pour notre mental, qui lui est immatériel et s’angoisse facilement par ses propres pensées négatives.

[1] Beisser Arnold, « La théorie paradoxale du changement », in Fagan Joen & Sheperd Irma Lee, Gestalt therapy now, Edit. Harper & Row, New York, 1970

[2] “Que faire de nos sentiments face à la situation écologique ?” Jean Le Goff – Silence n°502.

[3] Les réseaux sociaux agissent comme une foule, ce qui favorise l’anonymat et la désindividualisation (Festinger 1952) avec 3 conséquences, bien identifiées en psychologie sociale : augmentation de comportements agressifs ou anti-sociaux ; déresponsabilisation ; appel aux comportements instinctifs et non plus à la raison.

[4] Voir le site de la Climate Psychology Alliance : Home (climatepsychologyalliance.org)

[5] Voir par exemple : Conversations carbone : discuter pour mieux changer – CLER | CLER

[6] https://carboneetsens.fr/conversations-carbone-en-france

[7] Prochaska JO et DiClemente C.C (1982), Transtheorical therapy : toward a more integrative model of change, in Psychotherapy : theory, research and practice, 19 : 276-288.

[8] Selon le modèle du psychologue A. Bandura.

[9] Fointiat 2013 – Justifier nos transgressions pour réduire notre hyprocrisie ? revue internationale de psychologie sociale.